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En fait, Old Captain était un contrebandier et un collectionneur. J’ai passé des années avec lui. Ma mère m’avait envoyé à Andover, puis m’avait ramené à la maison, elle ne pouvait pas vivre sans moi ; je suis allé chez les jésuites, je n’appartenais à rien ni personne, et peut-être qu’Old Captain était le type qu’il me fallait. Tout a commencé avec Wynken de Wilde, et avec Old Captain qui vendait des antiquités dans le Quartier français, généralement de petits objets facilement transportables.

« Mais je vous préviens, Wynken de Wilde n’est rien, vraiment rien, si ce n’est un rêve que j’ai fait un jour, un dessein très pervers. Je veux dire que la passion de toute ma vie – excepté Dora – a été Wynken de Wilde, mais si, après cette conversation, il ne vous intéresse pas, c’est qu’il n’intéressera jamais personne. Dora s’en moque.

— De quoi s’occupait ce Wynken de Wilde ?

— D’art, évidemment. De beauté. Mais quand j’avais dix-sept ans, j’ai amalgamé tout ça dans ma tête avec l’idée que j’allais fonder une autre religion, un culte – l’amour libre, la charité aux pauvres, ne jamais lever la main sur autrui, enfin ce genre de communauté Amish fornicatrice. C’était bien sûr en 1964, en pleine époque des Flower Children (hippies prêchant la non-violence), de la marijuana, de Bob Dylan qui chantait à longueur de journée l’éthique et la charité, et moi, j’aspirais à créer une nouvelle communauté, comme celle des Brethren of the Common Life, en accord avec les valeurs de la sexualité moderne. Vous savez qui étaient les Brethren ?

— Oui, le mysticisme populaire, les derniers siècles du Moyen Âge, chacun peut connaître Dieu…

— Oui ! Vous connaissez donc ce genre de théories…

— Vous n’aviez pas à être un prêtre ni un moine.

— Exactement. Si bien que les moines étaient jaloux, mais la conception que j’avais de tout ça étant enfant était totalement liée à Wynken, que je savais avoir été influencé par le mysticisme allemand et tous ces mouvements en vogue, Maître Eckhart, etc., bien qu’il travaillât aux écritures dans un monastère et calligraphiât encore à la main, à l’ancienne, de vieux livres de prières sur parchemin. Les ouvrages de Wynken étaient complètement différents de ceux des autres. Je me disais que si je parvenais à retrouver tous ses livres, ce serait merveilleux.

— Pourquoi Wynken, en quoi était-il différent ?

— Laissez-moi vous l’expliquer à ma façon. Voilà, c’est comme ça que c’est arrivé, la pension de famille était d’un luxe miteux, comme l’est souvent ce genre d’établissement, ma mère ne se salissait pas les mains, elle avait trois femmes de chambre et un vieux domestique de couleur qui faisaient tout ; les personnes âgées, les pensionnaires, tous vivaient de leurs gros revenus personnels, avec limousines remisées du côté du Garden District, trois repas par jour et tapis rouge. Vous connaissez la demeure. C’est Henry Howard qui en avait été l’architecte. À la fin de la période victorienne. Ma mère l’avait héritée de sa mère.

— Oui. Je vous ai vu vous arrêter devant. À qui appartient-elle aujourd’hui ?

— Je l’ignore. Je m’en suis désintéressé. J’ai gâché tant de choses. Mais imaginez-vous cette scène : un lourd après-midi d’été, j’ai quinze ans, je suis seul, et Old Captain m’invite à entrer chez lui ; et là, sur la table du second salon – il loue les deux salons en façade – il vit dans une sorte de pays des merveilles de coupons encaissables, de pognon et de…

— Je vois.

— … et il y a ces livres sur la table, des ouvrages médiévaux ! De minuscules livres de prières du Moyen Âge. Évidemment, je sais reconnaître un livre de prières lorsque j’en vois un ; mais un manuscrit ancien, non ; lorsque j’étais tout gosse, j’étais enfant de chœur, pendant des années je suis allé chaque jour à la messe avec ma mère et je connaissais le latin liturgique. Toujours est-il que je me rends compte que ces livres sont des recueils de piété d’une grande rareté, qu’Old Captain va inévitablement devoir vendre.

« “Tu peux les toucher, Roger, si tu fais attention”, me dit-il. Pendant deux ans, il m’a permis de venir le voir et d’écouter ses disques classiques, et nous allions nous promener ensemble. Je m’éveillais à la sexualité à travers lui, sans toutefois le réaliser, ce qui n’a rien à voir pour l’instant avec la suite de l’histoire.

« Il était au téléphone, en train de parler à quelqu’un d’un navire amarré au port.

« Quelques minutes plus tard, nous étions en route vers ce bateau. Nous allions tout le temps voir ces navires. Je n’ai jamais compris ce que nous faisions. Sûrement de la contrebande. Tout ce dont je me souviens, c’est d’Old Captain assis à une immense table ronde avec tout l’équipage, des Hollandais, je crois, et d’un bel officier avec un fort accent qui me faisait visiter la salle des machines, la salle des cartes et la salle radio. Je ne m’en lassais jamais. J’adorais les bateaux. À l’époque, les quais de La Nouvelle-Orléans grouillaient d’activité, de rats et de cordages de chanvre.

— Je sais.

— Vous souvenez-vous de ces longues cordes qui partaient des navires jusqu’au débarcadère, et des boucliers arrondis qu’ils arboraient contre les rats – ces disques d’acier sur lesquels les rats ne pouvaient grimper ?

— Je m’en souviens.

— Cette nuit-là, nous sommes rentrés à la maison, et au lieu d’aller au lit comme d’habitude, je lui demande de me laisser entrer et de me montrer ces livres-là. Il faut que je les regarde avant qu’il ne les vende. Ma mère n’étant pas dans le vestibule, j’en avais déduit qu’elle était allée se coucher.

« Permettez-moi de vous donner une image de ma mère et de cette pension de famille. Je vous ai dit qu’elle était assez luxueuse, n’est-ce pas ? Vous pouvez imaginer l’ameublement, de style néo-Renaissance, fabriqué en série, le genre qui s’est entassé dans les demeures à partir des années 1880.

— Oui.

— La maison avait un escalier magnifique, en colimaçon, construit contre un vitrail, avec, au pied des marches, dans leur courbure, ce chef-d’œuvre dont Henry Howard devait être extrêmement fier – au creux de la cage d’escalier, donc – l’énorme coiffeuse de ma mère ; c’est là qu’elle s’asseyait, dans le grand vestibule, à sa coiffeuse, pour se brosser les cheveux ! Rien que d’y penser, j’en ai mal à la tête. Du moins était-ce le cas lorsque j’étais vivant. C’était une vision pathétique, j’en étais conscient, même si j’ai grandi en l’ayant chaque jour devant les yeux ; qu’une coiffeuse en marbre, ornée de miroirs, de candélabres et de filigranes, avec une vieille femme aux cheveux noirs, n’avaient pas leur place dans un vestibule traditionnel…

— Et les pensionnaires y assistaient ?

— Oui, dans la mesure où la maison était bourrée à craquer, avec le vieux Mr Bridey qui vivait dans ce qui avait été autrefois la véranda réservée aux domestiques, et Miss Stanton, une aveugle qui occupait le petit boudoir du haut ! Avec aussi quatre logements aménagés dans les appartements des domestiques à l’arrière. Je suis extrêmement sensible au désordre ; vous trouverez dans ce qui m’entoure soit un rangement méticuleux soit la pagaille.

— Je m’en aperçois.

— Mais si je devais à nouveau habiter cet endroit… Bon, ça n’a pas d’importance. Ce que j’essaie d’expliquer, c’est que je crois aux vertus de l’ordre, et, lorsque j’étais jeune, il m’arrivait souvent d’en rêver. Je voulais être un saint, enfin, une sorte de saint séculier. Mais revenons-en aux livres.

— Poursuivez.

— J’ai pris ceux posés sur la table. J’en ai sorti un de son petit étui. J’étais fasciné par les minuscules illustrations. Cette nuit-là, j’examinai chacun de ces recueils, dans l’intention d’y revenir plus tard en prenant mon temps. Naturellement, le latin, sous cette forme, était pour moi illisible.

— Trop dense. Trop de traits de plume.

— Ça par exemple, vous en savez des choses !

— Peut-être que nous nous surprenons réciproquement. Continuez.

— J’ai passé la semaine à les étudier minutieusement. Je séchais tout le temps l’école. C’était tellement barbant. Je travaillais beaucoup mieux que les autres, et j’avais envie de faire quelque chose d’excitant, vous comprenez, comme commettre un délit majeur.

— Un saint ou un criminel.

— Oui, je suppose que cela paraît effectivement contradictoire. Pourtant, c’est exactement ça.

— C’est ce que j’ai pensé aussi.

— Old Captain m’a donné des explications à propos de ces livres. Celui dans l’étui était un livre d’enluminures. Jadis, les hommes portaient sur eux de semblables ouvrages. Celui-là était un livre de prières ; un autre de ces recueils enluminés, le plus grand et le plus épais, était un livre d’heures, et il y avait bien sûr une bible en latin. Il semblait très détaché par rapport à tout ça.

« J’étais incroyablement attiré par ces livres, je ne saurais vous dire pourquoi. J’ai toujours été avide de tout ce qui brille et semble précieux, et j’avais devant moi la version apparemment unique et la plus concentrée possible de tout ce qu’il m’avait été donné de voir.

J’eus un sourire.

— Oui, je comprends parfaitement.

— Des pages couvertes de dorures, de rouge et de miniatures magnifiques. J’ai sorti une loupe et j’ai commencé à examiner attentivement les images. Je me suis rendu à la vieille bibliothèque de Lee Circle – vous vous en souvenez ? – et j’ai étudié toute la question. Dans les livres médiévaux. Comment les bénédictins les avaient faits. Savez-vous que Dora possède un couvent ? Il n’est pas basé sur le plan de Saint-Gall, mais c’est à peu près son équivalent du XIXe siècle.

— Oui, je le connais, j’y ai vu Dora. Elle est courageuse et elle ne redoute ni l’obscurité ni la solitude.

— Elle croit tellement à la Divine Providence que cela confine à la stupidité ; elle pourra faire quelque chose de sa vie à condition qu’il ne lui arrive pas malheur. Je voudrais un autre verre. Je sais que je parle vite. Il le faut.

Je fis signe qu’on lui serve à boire.

— Continuez. Qu’est-ce qui s’est passé, qui est Wynken de Wilde ?

— Wynken de Wilde était l’auteur de deux de ces précieux livres qu’Old Captain détenait. J’ai mis des mois à m’en apercevoir. C’est en passant en revue les petites images que j’ai constaté peu à peu que deux d’entre eux étaient de la main du même artiste ; en dépit du fait qu’Old Captain affirmait qu’ils n’étaient pas signés, j’ai fini par trouver son nom, en divers endroits de l’ouvrage. Or, vous savez que Captain faisait commerce de ce genre d’objets. Je vous l’ai dit. Il les vendait à un magasin de Royal Street.

J’acquiesçai.

— Eh bien, je vivais dans l’angoisse du jour il lui faudrait vendre ces deux-là ! Car ils n’étaient pas comme les autres. Tout d’abord, les illustrations étaient excessivement détaillées. Une seule page pouvait comporter le motif d’une vigne en fleur, avec des bourgeons où venaient s’abreuver les oiseaux, et, dans ces mêmes bourgeons, on voyait des silhouettes humaines entrelacées, comme sous une charmille. Il y avait aussi des livres de psaumes. Au début, lorsque vous les observiez, vous pensiez que c’étaient des psaumes de la Vulgate, vous savez, la Bible que l’on considère comme officielle.

— Oui…

— Mais ce n’était pas le cas. Ces psaumes-là n’apparaissaient dans aucune Bible. Je m’en suis rendu compte en les comparant simplement aux autres éditions en latin datant de la même époque que j’ai trouvées à la bibliothèque. C’était une œuvre originale, d’une certaine manière. En outre, les illustrations ne contenaient pas seulement des animaux, des arbres et des fruits minuscules, mais aussi des personnages nus, lesquels faisaient toutes sortes de choses !

— Bosch.

— Exactement, comme Le Jardin des délices, de Jérôme Bosch, ce genre de paradis voluptueux et sensuel ! Bien sûr, je n’avais pas encore vu le tableau de Bosch au Prado. Mais il était là, en miniature, dans ces ouvrages. De petites figurines folâtrant sous les arbres foisonnants, Old Captain avait décrété que c’étaient des “Images d’Épinal du Jardin d’Éden”, et que c’était très commun. Mais deux livres qui en étaient entièrement couverts ? Non. C’était différent. Il fallait que j’en perce le mystère et que j’obtienne la traduction très précise de chaque mot.

« Alors Old Captain a eu pour moi le plus généreux des gestes, celui qui aurait pu faire de moi un grand chef religieux, et qui le fera sûrement pour ma fille Dora, encore que sa foi à elle soit tout à fait autre.

— Il vous a donné les livres.

— Oui ! Il me les a donnés. Et laissez-moi vous dire plus. Cet été-là, il m’a emmené partout dans le pays pour me faire voir les manuscrits médiévaux ! Nous sommes allés à la bibliothèque Huntington, à Pasadena, et à la bibliothèque Newbury, à Chicago. Nous sommes allés à New York. Il m’aurait même emmené en Angleterre, mais ma mère a refusé.

« J’ai vu toutes sortes de manuscrits du Moyen Âge ! Et j’en suis venu à comprendre que ceux de Wynken étaient différents des autres. Car ils étaient impies et blasphématoires. Et dans toutes ces bibliothèques, personne, absolument personne n’avait de livre de Wynken de Wilde, bien que son nom fût connu !

« Captain a quand même accepté de me laisser les ouvrages ! Et je me suis immédiatement attelé à leur traduction. Old Captain est mort dans la pièce du devant, la première semaine de mon année de terminale. Je n’ai repris le collège qu’après son enterrement. Je ne voulais pas le quitter. Je restais là, assis auprès de lui. Il était tombé dans le coma. Au troisième jour de coma, il était devenu méconnaissable tellement son visage avait changé. Il ne fermait plus les yeux, ne se rendant même pas compte qu’ils étaient ouverts, sa bouche n’était plus qu’un ovale tout flasque et sa respiration une suite de halètements réguliers. Et moi, je restais là. Je vous l’ai dit.

— Je vous crois.

— J’avais donc dix-sept ans, ma mère était très malade, il n’y avait pas d’argent pour payer mes cours, ce dont parlaient tous les autres élèves de ma classe au collège jésuite, et je rêvais aux Flower Children du Haight Ashbury of California (nom d’une rue à San Francisco devenue le centre du mouvement hippie) en écoutant chanter Joan Baez et en me disant que je voulais aller à San Francisco porter le message de Wynken de Wilde et fonder une nouvelle religion.

« C’était ce que j’avais appris au travers des traductions. À cet égard, j’ai bénéficié pendant un bon moment de l’aide d’un vieux père jésuite ; c’était un latiniste véritablement brillant, qui devait passer la moitié de la journée à apprendre aux garçons comment se tenir. C’est très volontiers qu’il avait accepté de me faire cette traduction, assortie bien sûr de la promesse d’une intimité entre nous, puisque nous étions en tête à tête et tout près l’un près de l’autre pendant de longues heures.

— Ainsi vous vous vendiez une nouvelle fois, avant même qu’Old Captain ne soit mort ?

— Non. Pas vraiment. Pas de la manière que vous pensez. Enfin, si quand même. Seulement, ce prêtre était un authentique célibataire, un Irlandais ; aujourd’hui, on ne pourrait pas concevoir que ce genre de prêtres puissent exister. Ils ne faisaient jamais rien à personne. Je ne crois même pas qu’ils se masturbaient. Ils se contentaient de se tenir tout près des garçons, ce qui, éventuellement, pouvait leur donner le souffle court, rien de plus. De nos jours, la vie religieuse n’attire plus ce genre d’individus, robustes et complètement refoulés. Un homme comme celui-là n’aurait pas davantage pu rudoyer un enfant que monter à l’autel durant la messe et se mettre à hurler.

— Il ne réalisait pas que vous lui plaisiez et qu’il vous faisait une faveur particulière.

— Précisément, et il passait ainsi des heures à me traduire Wynken. Il m’a empêché de devenir fou. Il s’arrêtait toujours pour rendre visite à Old Captain. Et si Old Captain avait été catholique, le père Kevin lui aurait donné l’extrême-onction. Tâchez de comprendre ça, voulez-vous ? Vous ne pouvez pas juger des gens comme Old Captain ou le père Kevin.

— Non, ni les garçons comme vous.

— De plus, depuis un an, ma mère avait un nouveau petit ami, une calamité, un type faussement distingué et mielleux, de ceux qui s’expriment étonnamment bien, aux yeux bien trop brillants, manifestement pourri à l’intérieur et issu d’un milieu fort peu convaincant. Son visage de jeunot avait beaucoup trop de rides ; on aurait dit des crevasses. Il fumait des cigarettes Du Maurier. Je suppose qu’il avait l’intention d’épouser ma mère pour avoir la maison. Vous me suivez ?

— Oui. Et donc après la mort d’Old Captain, vous n’aviez plus que le père jésuite.

— Exact. Vous commencez à piger. Le père Kevin et moi travaillions souvent à la pension de famille, il aimait ça. Il arrivait en voiture, se garait sur Philip Street, entrait, et nous montions dans ma chambre. Au deuxième étage, en façade. J’avais une vue imprenable sur les défilés de Mardi gras. J’ai grandi dans l’idée qu’il était normal qu’une ville entière devienne folle deux semaines par an. Toujours est-il que nous étions là-haut durant l’une de ces parades nocturnes, dont je me désintéressais, d’ailleurs, comme les natifs peuvent le faire, vous savez, parce qu’une fois que vous avez vu suffisamment de chars en papier mâché, de colifichets et de flambeaux…

— Ces horribles flambeaux rougeoyants.

— Oui, vous l’avez dit.

Il marqua une pause. Son verre était servi, et il le contemplait.

— Que se passe-t-il ? lui demandai-je. (J’étais alarmé parce que lui l’était.) Regardez-moi, Roger. Ne commencez pas à vous estomper, continuez à parler. Qu’est-ce qu’a révélé la traduction de ces livres ? Étaient-ils impies ? Roger, parlez-moi !

Il rompit son silence glacial et recueilli, saisit son verre et en vida la moitié d’un seul trait.

— C’est dégueulasse et j’adore ça. Le Southern Comfort, ça a été ma première boisson alcoolisée quand j’étais gosse.

Il me regarda, droit dans les yeux.

— Je ne m’estompe pas, m’assura-t-il. Simplement, je revoyais la maison, je sentais de nouveau son odeur. Vous comprenez ? L’odeur des chambres des personnes âgées, celles dans lesquelles les gens meurent. Pourtant, c’était si agréable. Qu’est-ce que je disais ? Ah ! oui, c’est durant Protée, l’une des processions de nuit, que le père Kevin fit l’incroyable découverte que ces deux livres avaient été dédiés à Blanche de Wilde, sa protectrice, qui, manifestement, était aussi la femme de son frère, Damien ; tout cela était enchevêtré dans les dessins des toutes premières pages. Ce qui jetait un éclairage totalement différent sur les psaumes. Car ceux-ci étaient emplis d’invitations lascives, de suggestions, voire d’une espèce de code secret concernant des rencontres clandestines. Tout au long des pages apparaissaient des peintures du même petit jardin – comprenez bien que je parle ici de miniatures…

— J’en ai vu de nombreux exemples.

— Et dans ces minuscules représentations du jardin, il y avait toujours un homme nu et cinq femmes qui dansaient autour d’une fontaine située dans l’enceinte d’un château médiéval, du moins à ce qu’il semblait. En y regardant à la loupe, c’était exactement ça. Et alors, le père Kevin a commencé à se tordre de rire.

« Pas étonnant qu’il n’y ait là-dedans pas un seul saint et pas la moindre scène biblique, avait expliqué le père Kevin, hilare. Votre Wynken de Wilde était un hérétique fou ! Un sorcier ou un adepte du démon. Et il était amoureux de cette femme, Blanche.” Il n’était pas tant choqué qu’amusé.

“Vous savez, Roger, m’avait-il dit, si vous vous mettiez en rapport avec une salle des ventes, ces livres pourraient vous mener à Loyola, ou à Tulane. Mais abstenez-vous de leur vendre. Pour ça, allez plutôt à New York ; chez Butterfield and Butterfield, ou chez Sotheby’s.”

« Au cours de ces deux dernières années, il avait retranscrit pour moi, en anglais et à la main, environ trente-cinq poèmes différents, dans une traduction parfaite du latin et directement en prose ; ensuite, nous avons réexaminé le tout et, en recherchant les images en double et le langage figuré, une histoire a commencé à émerger.

« Tout d’abord, nous nous sommes rendu compte qu’à l’origine, il y avait eu plusieurs livres, et que nous possédions le premier et le troisième. Arrivés au troisième, les psaumes ne célébraient plus uniquement son adoration pour Blanche, qui était encore et toujours comparée à la Vierge Marie dans sa pureté et son éclat, mais ils répondaient également à une sorte de correspondance portant sur les souffrances de la dame livrée aux mains de son époux.

« C’était judicieux. Il faut que vous les lisiez. Vous devez retourner à l’appartement où vous m’avez tué et prendre ces livres.

— Ce qui signifie que vous ne les avez pas vendus pour aller à Loyola ou à Tulane ?

— Bien sûr que non. Wynken se livrant à des orgies avec Blanche et ses quatre copines ! J’en étais fasciné. Wynken était mon saint de par son talent, et la sexualité ma religion parce qu’elle avait été celle de Wynken, et que dans chaque mot philosophique qu’il écrivait, il mettait un sens caché relatif à l’amour de la chair ! Vous devez comprendre que je n’avais en réalité aucune foi orthodoxe, je n’en ai d’ailleurs jamais eue. Je considérais que l’Église catholique se mourait. Et que le protestantisme était une plaisanterie. Il m’a fallu des années pour réaliser que l’approche protestante était fondamentalement mystique et qu’elle tendait vers l’unicité avec Dieu que Maître Eckhart aurait glorifiée ou à propos de laquelle Wynken s’est exprimé.

— Vous êtes bien magnanime envers l’approche protestante. Et Wynken a vraiment écrit au sujet de l’unicité avec Dieu ?

— Oui, par l’intermédiaire de l’union avec les femmes ! C’était circonspect, mais clair ; “Dans tes bras j’ai connu la Trinité avec plus d’authenticité que les hommes ne pourraient l’enseigner”, par exemple. C’était la voie nouvelle, à n’en pas douter. Mais à l’époque, je ne connaissais du protestantisme que le matérialisme, la stérilité et les touristes baptistes qui venaient s’enivrer dans Bourbon Street parce qu’ils n’osaient pas le faire chez eux, dans leur propre ville.

— Quand avez-vous changé d’avis ?

— Disons que je ne voyais aucun espoir pour les religions existant actuellement dans notre monde occidental. Dora pense à peu près la même chose, mais j’y reviendrai.

— Avez-vous achevé la traduction ?

— Oui, juste avant que le père Kevin ne soit muté. Je ne l’ai jamais revu. Il m’a écrit par la suite, mais, entretemps, je m’étais enfui de la maison.

« J’étais à San Francisco. J’étais parti sans la bénédiction de ma mère, et j’avais pris les Trailways Bus parce qu’ils coûtaient quelques cents de moins que les Greyhound. Je n’avais pas soixante-quinze dollars en poche. J’avais dilapidé tout ce que Captain m’avait donné. Et, à sa mort, les parents qu’il avait, là-bas, à Jackson, Mississippi, ont soigneusement vidé son appartement.

« Ils ont tout pris. Car vous savez, j’ai toujours pensé que Captain m’avait laissé quelque chose. Mais je m’en foutais. Les livres avaient été son plus beau cadeau, tout comme ces nombreux déjeuners au Monteleone Hôtel, lorsque nous mangions tous deux un gumbo (potage créole épais que l’on mange en Louisiane) et qu’il me laissait émietter mes crackers salés dans mon plat jusqu’à ce qu’il devienne du porridge. J’adorais ça.

« Qu’est-ce que je disais ? J’ai donc pris un billet pour la Californie, et gardé un peu d’argent pour m’acheter une tarte et un café à chacun des arrêts. Une drôle de chose s’est produite. Nous sommes arrivés à un point de non-retour. C’est-à-dire qu’au moment où l’on traversait une ville du Texas, j’ai réalisé que je n’avais plus assez d’argent pour retourner à la maison, quand bien même je l’aurais voulu. C’était en plein milieu de la nuit, à El Paso, je crois ! Enfin, peu importe, j’ai alors compris que je ne pouvais plus revenir en arrière.

« J’étais en route pour San Francisco et Haight Ashbury, j’allais fonder une religion basée sur l’enseignement de Wynken à la gloire de l’amour et de l’union, qui affirmait que l’union sexuelle était d’ordre divin et j’allais montrer ses livres à mes disciples. C’était mon rêve, mais, pour vous dire la vérité, je n’éprouvais, personnellement, strictement rien envers Dieu.

« Au bout de trois mois, j’avais découvert que mon credo était loin d’être unique. La ville entière était pleine de hippies qui croyaient à l’amour libre et à la mendicité, et, même si je donnais régulièrement des conférences sur Wynken à des cercles plus ou moins larges d’amis, en brandissant les livres et en récitant les psaumes – ceux-là étaient parfaitement anodins, bien sûr…

— J’imagine, en effet.

— … mon principal job consistait à être le manager et le patron de trois musiciens de rock qui voulaient devenir célèbres mais qui étaient trop défoncés pour se souvenir de leurs engagements ou récolter leur cachet à la sortie. L’un d’eux, Blue, c’est ainsi qu’on l’appelait, chantait vraiment bien. Il avait une voix de ténor et un sacré registre. L’orchestre avait un son. Du moins c’est ce que nous croyions.

« La lettre du père Kevin me trouva à l’époque où je vivais dans le grenier de la Spreckles Mansion sur Buena Vista Park, vous connaissez cette maison ?

— Oui. C’est un hôtel.

— Effectivement, mais en ce temps-là, c’était une demeure particulière, avec, au dernier étage, une salle de danse avec une salle de bains et une kitchenette. Ça, c’était bien avant les travaux de rénovation. Personne n’avait encore inventé la formule du bed and breakfast, et je louais simplement la salle de danse. C’était là que les musiciens jouaient et nous utilisions tous la salle de bains et la cuisine crasseuses ; dans la journée, pendant qu’ils dormaient à même le plancher, je rêvais de Wynken, je méditais sur Wynken et je me demandais par quel moyen je pourrais en découvrir davantage sur cet homme et quels étaient ces poèmes d’amour. J’avais toutes sortes de fantasmes à son sujet.

« Ce grenier, il m’étonne aujourd’hui. Il y avait des fenêtres aux trois points cardinaux, avec des rebords très profonds dotés de vieux coussins en velours qui tombaient en lambeaux. De là, on avait une vue sur tout San Francisco, sauf à l’est, autant que je me souvienne, mais mon sens de l’orientation est plutôt médiocre. On adorait s’asseoir dans le renfoncement de ces fenêtres et on discutait à n’en plus finir. Mes copains ne se lassaient pas de m’entendre parler de Wynken. On avait l’intention d’écrire des chansons inspirées de ses poèmes. Eh bien ! ça ne s’est jamais fait.

— Une obsession.

— Complètement. Lestat, vous devez retourner chercher ces livres, quoi que vous pensiez de moi quand nous en aurons fini. Ils sont tous dans l’appartement. Chacun de ceux que Wynken a faits. J’ai passé toute ma vie à les rassembler. C’est pour ces ouvrages que j’ai vendu de la came. Même du temps du Haight.

« Je vous parlais du père Kevin. Il m’avait envoyé une lettre, expliquant qu’il avait cherché Wynken de Wilde dans certains manuscrits et trouvé qu’il avait été le chef d’un culte hérétique, et qu’il avait été exécuté. Les disciples de la religion de Wynken de Wilde étaient exclusivement des femmes, et ses travaux avaient été officiellement condamnés par l’Église. Le père Kevin disait que tout ça, c’était de l’“histoire”, et qu’il fallait que je vende les livres. Il m’en écrirait davantage par la suite. Il ne l’a jamais fait. Deux mois plus tard, je commettais plusieurs meurtres sur une impulsion, ce qui a changé le cours des événements.

— La came que vous vendiez ?

— En quelque sorte, seulement ce n’est pas moi qui ai fait la bourde. Blue trafiquait plus que moi. Blue se baladait avec de l’herbe dans des valises. Moi, je dealais un peu, juste pour le groupe, histoire de leur rendre ce qu’ils me donnaient. Mais Blue achetait au kilo, et, un jour, il a paumé deux kilos. Personne ne savait ce qu’ils étaient devenus. En fait, on a pensé qu’il les avait oubliés dans un taxi, mais on n’a jamais vraiment su.

« À l’époque, il y avait beaucoup de petits crétins qui passaient leur temps à traîner. Ils commençaient à traficoter, sans réaliser une seconde que l’approvisionnement se faisait par un individu dépravé, qui se fichait pas mal de tuer quelqu’un d’une balle dans la tête. Blue a cru qu’il pourrait se tirer d’affaire en le baratinant, en lui expliquant qu’il s’était fait avoir par des amis, enfin ce genre de trucs. Ses contacts lui faisaient confiance, disait-il, ils lui avaient même donné une arme.

« Le revolver en question était dans le tiroir de la cuisine ; ils lui avaient raconté qu’ils risquaient d’avoir un jour ou l’autre besoin de s’en servir, mais Blue n’aurait évidemment jamais fait une chose pareille. Je suppose que quand vous êtes défoncé à ce point-là, vous pensez que tous les autres le sont aussi. Ces mecs-là, disait-il, étaient juste des camés, comme nous, il n’y avait pas à se faire de bile, tout ça c’était rien que des mots. Bientôt, on allait tous être aussi célèbres que Big Brother, la Holding Company et Janis Joplin.

« Ils sont venus le chercher pendant la journée. Lui et moi étions seuls à la maison.

« Il était dans la grande pièce, la salle de danse, à la porte d’entrée, en train de les mener en bateau. Moi j’étais dans la cuisine, et donc invisible, et je les écoutais à peine. Peut-être étais-je en train d’étudier Wynken, je n’en sais trop rien. Toujours est-il que j’ai réalisé peu à peu de quoi ils parlaient dans la pièce à côté.

« Ces deux hommes s’apprêtaient à tuer Blue. Ils ne cessaient de lui dire de leurs voix ternes que tout allait bien, lui demandant de venir avec eux, allez, il faut partir, et non, il faut qu’il vienne maintenant, et non, il faut qu’il se magne. Et alors, l’un d’eux a dit très bas, sur un ton vicieux, “Allez viens, mec”. Et, pour la première fois, Blue a arrêté de débiter ses platitudes de hippie, du style tout va s’arranger, mon pote, j’ai rien fait de mal, mon vieux. Puis il y a eu ce silence, et là j’ai compris qu’ils allaient emmener Blue, le descendre et se débarrasser de lui. C’était déjà arrivé à d’autres gosses ! Je l’avais lu dans les journaux. J’ai senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Je savais que Blue n’avait aucune chance.

« Je n’ai pas réfléchi à ce que je faisais. J’avais complètement oublié le revolver du tiroir de la cuisine. J’ai été surpris par ce flot d’énergie. J’ai fait irruption dans la grande salle. Ces deux types étaient plus âgés que nous, ils avaient l’air d’être des durs, pas des hippies, il n’y avait en eux rien de cool. Ce n’était même pas des Hell’s Angels. Juste des tueurs. Et, visiblement, quelque peu déballonnés de constater qu’il y avait un obstacle pour traîner mon ami hors de la pièce.

« Vous me connaissez, vous savez que je suis probablement aussi vaniteux que vous, et puis j’étais sincèrement convaincu de la particularité de ma nature et de ma destinée ; je suis arrivé tout incandescent et flamboyant vers ces deux hommes, jetant des étincelles et m’avançant à pas précipités et désordonnés. Si j’avais une seule idée en tête, c’était celle-là : si Blue pouvait mourir, cela signifiait que moi aussi je pouvais mourir. Et il était hors de question qu’une chose pareille me soit démontrée, vous comprenez ?

— Oui, bien sûr.

— J’ai commencé à parler très vite à ces individus, pérorant d’un ton grandiloquent, comme un philosophe psychédélique, leur balançant des mots à quatre syllabes sans cesser de marcher droit sur eux, les sermonnant sur la violence et sous-entendant qu’ils m’avaient dérangé, moi et “tous les autres” dans la cuisine. Car nous y faisions un cours.

« Soudain, l’un d’eux a mis la main dans son pardessus pour en sortir un revolver. Je suppose qu’il a dû penser que cela me ferait l’effet d’une douche froide. Je me souviens parfaitement de la scène. Il a dégainé son arme et l’a braquée sur moi. Et le temps qu’il me mette en joue, je l’avais attrapée des deux mains et je la lui avais arrachée, puis je lui ai envoyé un coup de pied de toutes mes forces, j’ai tiré et je les ai tués tous les deux.

Roger marqua une pause.

Je ne dis rien. J’avais envie de sourire. Tout cela me plaisait beaucoup. Je me contentai de hocher la tête. Bien sûr que tout avait commencé comme ça pour lui, pourquoi ne m’en étais-je pas rendu compte ? Ce n’était pas un tueur-né ; d’ailleurs, il n’aurait jamais été aussi intéressant si tel avait été le cas.

— En deux temps trois mouvements, j’étais devenu un assassin, dit-il. Comme ça. Et avec un succès fracassant, imaginez donc.

Il but une autre gorgée et détourna le regard, plongé dans ce souvenir. Il semblait à présent solidement ancré dans son corps de fantôme, comme un moteur qui s’emballe.

— Et ensuite, qu’avez-vous fait ?

— Eh bien ! c’est à ce moment-là que le cours de ma vie a changé. D’abord, j’ai failli aller à la police, je voulais faire venir un prêtre, aller au diable, téléphoner à ma mère, ma vie était finie, appeler le père Kevin, jeter toute l’herbe dans les toilettes et tirer la chasse, vie foutue, gueuler pour alerter les voisins, tout ça quoi.

« Puis j’ai refermé la porte, Blue et moi nous nous sommes assis et nous avons discuté pendant une heure. Blue ne disait rien. C’est moi qui parlais. Tout en priant pour que personne n’ait attendu dehors dans une voiture que ces deux-là sortent, mais si jamais on frappait, j’étais prêt parce que maintenant, j’avais leur revolver, et que le chargeur était plein, et que j’étais assis juste face à la porte.

« Et tandis que je parlais, que je guettais et que je laissais les deux corps étendus là, alors que Blue regardait fixement dans le vide comme si cela avait été un mauvais trip de LSD, je me disais qu’il fallait que je quitte ce putain d’endroit. Pourquoi irais-je en prison pour le restant de mes jours à cause de ces deux-là ? Il m’a fallu près d’une heure pour énoncer cette logique.

— Je comprends.

— On s’est tout de suite mis à nettoyer la piaule, on a pris tout ce qui nous appartenait et prévenu les deux autres musiciens en leur demandant de récupérer leurs affaires à la gare routière. On leur a raconté que la brigade des stupéfiants allait faire une descente. Ils n’ont jamais su ce qui s’était passé. Et les lieux étaient tellement truffés des empreintes qu’on avait laissées durant toutes nos petites fêtes, nos orgies et nos jam-sessions nocturnes, qu’on ne risquait pas de nous retrouver. Aucun de nous n’avait jamais été fiché. Et, de plus, j’ai gardé le revolver.

« Et puis j’ai piqué aussi l’argent des deux types. Blue n’en voulait pas du tout, mais moi j’avais besoin de fric pour filer de là.

« On s’est séparé. Je n’ai jamais revu Blue. Ni les deux autres, Ollie et Ted. Je crois qu’ils sont allés à L.A. pour devenir célèbres. Et que Blue a fini complètement toxicomane. Mais je n’en suis pas certain. Moi, j’ai continué. Dès l’instant où c’est arrivé, j’ai été totalement différent. Je n’ai plus jamais été le même.

— Qu’est-ce qui vous a rendu différent ? demandai-je. Quelle a été la cause de ce changement, ou plutôt, quoi en particulier ? Le plaisir que vous y avez trouvé ?

— Non, pas du tout. Cela n’avait rien de drôle. C’était un succès. Mais ce n’était pas marrant. Je n’ai jamais trouvé ça marrant. C’est un travail de tuer les gens, c’est sale. C’est une besogne pénible. C’est drôle pour vous de tuer, mais vous, vous n’êtes pas un être humain. Non, ce n’était pas ça. Mais le fait que ça avait été possible, en marchant simplement vers ce salopard et en faisant le geste le plus inattendu, lui arracher son revolver des mains, parce que c’était vraiment la dernière chose à laquelle il s’attendait, et puis les descendre l’un et l’autre sans la moindre hésitation. Ils ont dû mourir de surprise.

— Ils se figuraient que vous étiez des gosses.

— Non, ils pensaient qu’on était des rêveurs ! Du reste, j’étais un rêveur, c’est vrai, et, tout au long du chemin vers New York, je ne cessais de me dire qu’une grande destinée m’attendait, que j’allais être génial, et que ce pouvoir, ce pouvoir d’abattre deux personnes, comme ça, avait été l’épiphanie de ma force !

— Elle venait de Dieu, cette épiphanie.

— Non, du sort, du destin. Je vous ai dit que je n’ai jamais réellement éprouvé quoi que ce soit envers Dieu. L’Église catholique dit que si vous n’éprouvez pas de dévotion envers la Sainte Vierge, eh bien ! il faut craindre pour votre âme. Je n’ai jamais ressenti la moindre dévotion pour elle. Ni pour aucune divinité réelle ni aucun saint. Jamais. C’est pourquoi l’évolution de Dora dans ce domaine m’a tellement surpris, elle est si sincère ! Mais nous y viendrons. Le temps que j’arrive à New York, j’avais compris que ma religion allait être celle du concret, vous voyez, avec une foule d’adeptes, le pouvoir, un confort princier et la débauche de ce bas monde.

— Oui, je vois.

— C’était ça la vision de Wynken. C’est ce qu’il avait transmis à ses disciples féminines, qu’il était inutile d’attendre d’être dans l’au-delà. Il fallait tout faire maintenant, tous les péchés possibles… C’étaient des conceptions courantes chez les hérétiques, non ?

— Oui, chez certains. Du moins c’est ce que prétendaient leurs ennemis.

— Le crime suivant, je l’ai commis uniquement pour l’argent. C’était un contrat. J’étais le garçon le plus ambitieux de toute la ville. J’étais de nouveau le manager d’un groupe, un ramassis de minables, on n’y arrivait pas, alors que d’autres rock-stars réussissaient du jour au lendemain. Je m’étais remis dans la came, mais j’étais devenu sacrément plus malin et je commençais à avoir une aversion personnelle pour ce truc-là. C’était vraiment le tout début, l’époque où les gens transportaient de l’herbe dans des petits avions qui passaient la frontière, et ça faisait penser aux aventures des cow-boys.

« Et la nouvelle s’est répandue que le type en question figurait sur la liste noire d’un gros trafiquant local, qui était prêt à payer trente mille dollars celui qui le tuerait. Le mec était particulièrement vicieux. Tout le monde avait peur de lui. Il savait qu’on voulait le descendre. Il se promenait en plein jour et personne n’osait faire un geste.

« Je suppose que chacun s’imaginait qu’un autre allait le faire à sa place. En quoi et pourquoi ces gens-là étaient-ils en rapport, je n’en avais pas idée. Je savais simplement que le type avait du cran. Je m’en étais assuré.

« J’ai mis au point une façon de procéder. À l’époque, j’avais dix-neuf ans. Je me suis habillé comme un étudiant, avec un pull ras-du-cou, un blazer, un pantalon de flanelle, je me suis fait couper les cheveux dans le style Princeton, et j’ai emporté quelques livres sous mon bras. J’ai découvert où l’homme vivait, à Long Island, et, un soir qu’il sortait de sa voiture garée dans l’allée derrière sa maison, j’ai marché droit sur lui et je l’ai tué à bout portant, à deux mètres de l’endroit où sa femme et ses enfants dînaient à l’intérieur.

Il marqua de nouveau un temps, puis ajouta avec un grand sérieux :

— Il faut être un individu un peu spécial pour accomplir un acte aussi pervers. Et sans en éprouver le moindre remords.

— Vous ne l’avez pas torturé comme moi je vous ai torturé, dis-je doucement. Vous savez parfaitement ce que vous faites, non ? Vous évaluez toute la portée de vos actes ! Je n’avais pas tout saisi lorsque je vous suivais. Je m’étais imaginé que vous étiez plus corrompu au fond de vous-même, enveloppé dans votre propre romance. Le roi de l’auto-tromperie.

— Était-ce une torture, ce que vous m’avez fait ? demanda-t-il. Je ne me souviens pas que cela ait impliqué de la douleur, rien d’autre que la fureur de sentir que j’allais mourir. J’ai donc tué cet homme à Long Island pour le fric. Cela ne signifiait rien pour moi. Je n’en ai même pas éprouvé de soulagement après coup, seulement un sentiment de force, et d’accomplissement, que j’avais envie de tester une nouvelle fois, ce que j’ai d’ailleurs fait.

— Et vous étiez sur la voie.

— Absolument. Et à ma manière, aussi. Le bruit s’était propagé. Si la tâche paraît impossible, appelez Roger. Je pouvais m’introduire dans un hôpital vêtu en jeune médecin, avec un badge à mon nom sur mon pardessus et un bloc à la main, et tuer net dans son lit, à l’insu de tout le monde, l’individu qu’on m’avait désigné. Du reste, c’est ce que j’ai fait.

« Mais comprenez bien, je ne me suis pas enrichi comme tueur à gages. D’abord, cela a été l’héroïne, puis la cocaïne, et avec la cocaïne, on revenait à certains de ces mêmes cow-boys que j’avais connus au début, qui la passaient à la frontière de la même façon, par les mêmes itinéraires, et dans les mêmes avions. Vous en connaissez l’histoire. De nos jours, tout le monde la connaît. Les premiers trafiquants de drogue avaient des méthodes grossières. Ils jouaient aux gendarmes et aux voleurs avec les mecs du gouvernement. Leurs avions distançaient ceux de l’État, et, lorsqu’ils atterrissaient, ils étaient parfois tellement bourrés de cocaïne que le pilote ne parvenait pas à s’extraire du cockpit ; à ce moment-là, nous, on filait avec la came en le laissant tomber, on s’en gardait plein pour nous et on se tirait de là vite fait.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Aujourd’hui, il y a des génies dans les affaires, des gens qui savent utiliser les téléphones cellulaires, les ordinateurs et les techniques pour blanchir l’argent, de sorte que personne ne peut jamais savoir d’où il vient. Mais à l’époque ? J’étais le génie des toxicos ! Parfois, toute la chose était aussi encombrante qu’un déménagement de meubles, laissez-moi vous le dire. Et donc je me suis mis là-dedans, organisant, choisissant mes confidents et mes passeurs pour traverser les frontières, et avant même que la cocaïne n’ait inondé la rue, pour ainsi dire, je me débrouillais formidablement bien à New York et à Los Angeles grâce aux riches, vous savez, ce genre de clients que vous livrez personnellement. Ils n’ont même pas besoin de quitter leurs grandioses villas. Vous recevez l’appel. Vous vous pointez. Votre came est pure. Vous leur plaisez. Mais il fallait que je me sorte de ce business. Il n’était pas question que j’en dépende.

« J’étais vraiment très malin. J’ai fait quelques transactions immobilières qui ont été d’authentiques coups de maître, me retrouvant ainsi avec de l’argent en caisse, alors que c’était l’époque de l’inflation galopante. J’ai vraiment ramassé un gros paquet.

— Mais comment Terry s’est-elle trouvée mêlée à ça, et Dora ?

— Un coup de bol. Ou le destin. Qui sait ? Je suis rentré chez moi à La Nouvelle-Orléans pour voir ma mère, je me suis collé avec Terry et je l’ai mise enceinte. Quel crétin !

« J’avais vingt-deux ans, et, cette fois, ma mère se mourait vraiment. Elle avait dit, “Roger, je t’en prie, reviens à la maison”. Son imbécile de petit copain au visage crevassé était mort. Elle était toute seule. Depuis le début, je n’avais pas cessé de lui envoyer plein d’argent.

« La pension de famille était à présent son domicile personnel, elle avait deux femmes de chambre et un chauffeur pour l’emmener se promener en ville en Cadillac sitôt qu’elle en manifestait le désir. Elle y trouvait un plaisir immense, mais ne me posait jamais la moindre question à propos du fric, et, bien sûr, j’avais continué ma collection de Wynken. Entre-temps, j’avais acquis deux autres manuscrits de lui et je possédais déjà à New York mon entrepôt à trésors. Mais nous pourrons en reparler plus tard. Gardez juste Wynken dans un coin de votre tête.

« À vrai dire, ma mère ne m’avait jamais rien demandé. Elle occupait désormais la grande chambre du haut. Elle m’avait raconté qu’elle parlait à tous ceux qui étaient déjà partis, à feu son pauvre frère chéri Mickey, à sa défunte sœur, Alice, et à sa mère, la femme de chambre irlandaise – la fondatrice de notre famille, en quelque sorte – à qui la maison avait été léguée par la femme un peu folle qui avait vécu ici. Ma mère parlait aussi beaucoup à Petit Richard. C’était un frère, mort à l’âge de quatre ans. Du tétanos. Petit Richard. Elle m’expliquait qu’il déambulait à ses côtés, lui disant que le moment était venu de le rejoindre.

« Mais elle désirait que je revienne à la maison. Elle me voulait auprès d’elle dans cette même pièce. Je savais tout ça. Je le comprenais. Elle avait veillé des pensionnaires qui agonisaient. J’étais moi aussi resté au chevet d’autres personnes qu’Old Captain. Je rentrais donc chez moi.

« Nul ne savait où j’allais, ni quel était mon vrai nom, ni d’où je venais. Il me fut donc facile de quitter discrètement New York. Je suis arrivé à la maison de St Charles Avenue et me suis installé dans la chambre de malade, tenant la petite cuvette à vomi devant son menton, essuyant ses crachats et m’efforçant de la mettre sur le bassin quand l’agence n’avait pas d’infirmière disponible. Nous avions de l’aide, oui, mais elle la refusait, vous savez. Elle ne voulait pas de la fille de couleur, comme elle l’appelait. Ni de cette horrible infirmière. Et j’ai fait l’étonnante découverte que ces choses-là ne me dégoûtaient pas tant que ça. J’ai lavé tant de draps. Il y avait bien sûr une machine pour ça, mais, pour elle, je les changeais inlassablement. Cela m’était égal. Peut-être que je n’ai jamais été normal. Quels que soient les événements, j’ai toujours fait ce qu’il fallait, purement et simplement. Ce bassin, je l’ai rincé mille fois, je l’ai essuyé, je l’ai saupoudré de talc avant de le replacer près du lit. Car aucune odeur, si infecte soit-elle, ne dure éternellement.

— Du moins pas sur cette terre, murmurai-je. (Mais, Dieu merci, il ne m’entendit pas.)

— Cela se prolongea durant des semaines. Elle refusait d’aller au Mercy Hospital. J’ai engagé des infirmières vingt-quatre heures sur vingt-quatre, juste pour me seconder, pour qu’elles s’occupent d’elle lorsque je prenais peur. Je lui ai joué de la musique. Toutes les choses sont prévisibles, disait-elle en disant son rosaire à haute voix. Traditionnelle scène de lit de mort. L’après-midi, de deux heures à quatre heures, elle tolérait les visiteurs. De vieux cousins venaient. “Où est Roger ?” Je restais en retrait.

— Vous n’aviez pas le cœur brisé de la voir tant souffrir.

— Cela ne me rendait pas fou, c’est vrai. Elle avait un cancer généralisé, et tout l’or du monde n’aurait pas suffi à la sauver. Je voulais que ça aille vite, et je ne pouvais pas supporter de la voir dans cet état, bien sûr, mais j’ai toujours eu en moi un côté profondément impitoyable qui me dit : fais ce que tu as à faire. Et je suis resté dans cette pièce des jours et des nuits entières sans dormir, jusqu’à sa mort.

« Elle parlait beaucoup aux fantômes, mais moi je ne les voyais pas et ne les entendais pas. Mais je n’arrêtais pas de dire, “Petit Richard, viens la chercher. Oncle Mickey, si elle ne reprend pas conscience, viens la chercher”.

« C’est alors qu’avant la fin arriva Terry, une garde-malade intérimaire, comme on les appelle, qui venait en bouche-trou quand nous ne pouvions obtenir d’infirmière diplômée parce qu’elles étaient très demandées. Terry, un mètre soixante-huit, blonde, le petit châssis le plus sexy et le plus ordinaire que j’aie jamais rencontré. Comprenez bien. Car dans cette histoire, tout s’est imbriqué avec une précision incroyable. La fille était un brillant spécimen de la parfaite petite garce.

Je souris. « Ongles roses et rouge à lèvres rose humide. » Je l’avais vue jaillir dans sa pensée.

— Chez cette gosse, aucun détail ne manquait à l’appel, le chewing-gum, la chaîne en or autour de la cheville, les ongles des orteils vernis, la façon dont elle ôtait ses chaussures au beau milieu de la chambre justement pour me les montrer, la profondeur de son décolleté sous sa blouse de nylon blanc. Et son stupide regard aux paupières lourdes et artistiquement fardées de mascara et d’eye-liner de Prisunic. Elle se faisait les ongles là, sous mon nez ! Mais je vais vous dire, je n’ai jamais rien vu d’aussi complètement achevé, d’aussi caricatural, ah ! que puis-je dire d’autre… C’était un chef-d’œuvre !

Je me mis à rire, et lui aussi d’ailleurs, mais il poursuivit.

— Je la trouvais irrésistible. C’était un petit animal sans poils. J’ai commencé à la sauter dès que l’occasion s’en est présentée. Pendant que Mère dormait, on faisait l’amour debout dans la salle de bains. Une ou deux fois, on était descendu dans l’une des chambres inoccupées ; on ne mettait jamais plus de vingt minutes. Je nous avais chronométrés ! Elle faisait ça avec son slip rose autour de ses chevilles ! Et, comme parfum, elle portait Ingénue Libertine.

J’eus un petit rire.

— Que je sache un jour de quoi vous parlez, fis-je d’un ton rêveur. Et pourtant vous étiez réaliste, vous vous êtes amouraché d’elle alors que vous saviez tout ça.

— Enfin bon, j’étais à trois mille kilomètres de mes maîtresses de New York, et de mes garçons aussi, et de tout ce pouvoir de merde qui va de pair avec le business, la stupidité des gardes du corps qui se précipitent pour vous ouvrir les portes ou les nanas sur le siège arrière de la limousine qui vous disent qu’elles vous aiment uniquement parce qu’elles vous ont entendu tirer sur quelqu’un la nuit d’avant. Et tellement de sexe que parfois, en plein milieu de la plus belle pipe qu’on vous ait jamais faite, vous n’arrivez même plus à vous concentrer.

— Nous sommes beaucoup plus semblables que je n’aurais pu le rêver. Moi aussi je me suis parfois leurré sur les dons que l’on m’a faits.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous n’avons pas le temps. Vous n’avez pas besoin de me connaître. Et Terry ? Comment Dora est-elle arrivée ?

— J’ai mis Terry enceinte. Elle était censée prendre la pilule. Elle me croyait riche ! Peu importait que je l’aime ou qu’elle m’aime. Car Terry, c’était l’un des êtres humains les plus bêtes et les plus naïfs qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je me demande si vous vous donneriez la peine de boire le sang de gens aussi ignares et aussi obtus.

— Dora était le bébé.

— Ouais. Terry voulait s’en débarrasser si je ne l’épousais pas. J’ai fait un marché. Cent mille dollars au moment où on se mariait (j’ai pris un nom d’emprunt, notre union n’a jamais été légale, sauf sur le papier, ce qui est une bénédiction ; sur le plan juridique, Dora et moi ne sommes aucunement parents) et cent mille dollars à la naissance du bébé. Après quoi, j’avais l’intention de divorcer et tout ce que je voulais, c’était ma fille.

« “Notre fille”, disait-elle.

« “Bien sûr, notre fille”, je répondais. Quel crétin j’étais. Ce que je n’avais pas prévu, la chose la plus évidente et la plus simple, ce que je n’avais pas prévu, c’était ce que cette femme, cette petite infirmière manucurée, mâchonnante et trop maquillée, avec ses chaussures à semelles de caoutchouc et son alliance en diamant, allait naturellement éprouver pour son propre enfant. Tout idiote qu’elle était, c’était un mammifère, et elle n’avait absolument pas l’intention de se laisser prendre sa progéniture. Bah voyons ! Ça s’est terminé par un droit de visite.

« Pendant six ans, à chaque fois que j’en avais la possibilité, j’ai fait la navette en avion New York-La Nouvelle-Orléans, juste pour tenir Dora dans mes bras, pour lui parler, l’emmener promener dans la soirée. Et, que ce soit clair, cette enfant était la mienne ! Depuis toujours, elle était la chair de ma chair. Dès qu’elle m’apercevait tout au bout de la rue, elle se mettait à courir vers moi. Elle se jetait dans mes bras.

« On prenait un taxi jusqu’au Quartier français et on allait à la cathédrale ; là, nous traversions la salle du chapitre ; elle adorait ça. Puis nous allions chercher des muffaletas à l’Épicerie Centrale. Vous savez, ou peut-être pas, ce sont ces gros sandwiches pleins d’olives…

— Je connais.

— Elle me racontait tout ce qui s’était passé dans la semaine depuis ma dernière visite. Je dansais avec elle dans la rue. Je chantais pour elle. Depuis qu’elle était toute petite, elle avait une très jolie voix. Moi, je n’ai pas une belle voix. Mais ma mère, oui. Et Terry aussi. Et cette enfant avait une voix. Et elle était intelligente. Nous prenions le ferry pour faire la traversée du fleuve aller et retour et nous chantions, accoudés au bastingage. Je l’emmenais faire des courses chez D.H. Holmes et je lui achetais de jolis vêtements. Sa mère s’était toujours moquée des beaux vêtements, et j’avais bien sûr suffisamment de goût pour pouvoir choisir quelque chose pour Terry, un soutien-gorge dégoulinant de dentelles, un nécessaire à maquillage de Paris ou un parfum à cent dollars l’once. Tout sauf Ingénue Libertine ! Dora et moi, on s’amusait si bien ensemble. Parfois je me disais que je pouvais tout supporter, pourvu que je voie Dora régulièrement et souvent.

— Elle était éloquente et pleine d’imagination, tout comme vous.

— Exactement, emplie de rêves et de visions. Dora n’a rien d’une naïve, sachez-le. Dora est une théologienne. C’est bien ça qui est surprenant. Le désir du spectaculaire ? Ça, c’est moi qui l’ait fait naître en elle ; mais la foi en Dieu, la croyance en la théologie ? J’ignore d’où c’est venu.

La théologie. Le terme me laissa perplexe.

— Pendant ce temps, Terry et moi avons commencé à nous haïr. Et quand l’âge de l’école est arrivé, vint l’époque des bagarres. On se battait comme des chiffonniers. Pour Dora, je voulais la Sacred Heart Academy, je voulais des cours de danse, de musique, et deux semaines avec moi en Europe. Terry me détestait. Je n’allais pas faire de sa petite fille une morveuse. Terry avait déjà quitté la maison de St Charles Avenue, qu’elle trouvait vieille et moche, pour s’installer dans une bicoque de style ranch pour prospectus immobilier dans une rue sinistre d’une banlieue humide ! Ainsi donc ma gosse avait déjà été arrachée du Garden District et de toutes ces couleurs pour se retrouver dans un endroit où la curiosité architecturale la plus proche était le snack-bar du coin.

« Le désespoir m’envahissait au fur et à mesure que Dora grandissait, maintenant qu’elle était sans doute devenue en âge d’être réellement soustraite à sa mère, qu’elle aimait tendrement et de façon très protectrice. Il y avait une sorte de relation muette entre ces deux-là, voyez-vous, dans laquelle la parole n’avait pas sa place. Et Terry était fière de Dora.

— Et alors ce petit ami a fait son apparition.

— C’est exact. Si j’étais arrivé en ville un jour plus tard, j’aurais trouvé ma fille et ma femme parties. Elle décampait ! Et merde pour mes chèques princiers. Elle partait en Floride avec son électricien fauché de jules !

« Dora, qui n’était au courant de rien, jouait dehors. Ils avaient fait tous leurs bagages ! J’ai tué Terry et le petit copain, au beau milieu de cette saleté de maison pour prospectus publicitaire à Métairie, là où Terry avait choisi d’élever ma fille plutôt que sur St Charles Avenue. Je les ai descendus tous les deux. Il y avait du sang partout, sur sa moquette en polyester et sur le dessus de la table-bar en Formica de sa cuisine.

— J’imagine la scène.

— Je les ai balancés dans les marécages. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas chargé personnellement de ce genre de besogne, mais finalement, cela a été relativement facile. Je les ai fourrés dans des sacs et, comme le camion de l’électricien était dans le garage, je les ai mis à l’arrière. Je les ai emmenés quelque part loin de là-bas, sur Jefferson Highway, et je ne sais même pas où exactement je m’en suis débarrassé. Non, c’était peut-être du côté de Chef Menteur. Ouais, c’était Chef Menteur. À proximité de l’un des vieux forts sur la rivière Rigules. Ils ont disparu dans la fange.

— Je vois. J’ai moi-même été balancé dans les marécages.

Il était trop excité pour entendre mes marmonnements. Il poursuivit.

— Puis je suis retourné chercher Dora, qui, entretemps, s’était assise sur les marches, coudes sur les genoux, et se demandait pourquoi il n’y avait personne à la maison ; et, comme la porte était fermée à clé, elle n’avait pas pu entrer. Elle s’est mise à hurler, “Papa ! Je savais que tu viendrais. Je le savais !”, à la minute où elle m’a vu. Je ne me suis pas risqué à aller à l’intérieur pour prendre ses affaires. Je ne voulais pas qu’elle voie le sang. Je l’ai installée à côté de moi et nous avons quitté La Nouvelle-Orléans dans le camion pick-up du petit copain, que nous avons gardé jusqu’à Seattle, Washington. Ce fut mon odyssée à travers le pays en compagnie de Dora.

« Tous ces kilomètres, quel délire, juste elle et moi qui parlions, parlions. Je crois que j’ai essayé de transmettre à Dora toute mon expérience. Rien de néfaste ni d’auto-destructeur, rien qui puisse assombrir son horizon, seulement les bonnes choses, ce que j’avais moi-même appris sur la vertu, l’honnêteté, sur ce qui corrompt autrui, et sur ce qui en vaut la peine.

« “Tu ne peux pas rester sans rien faire dans cette vie, Dora, lui répétai-je inlassablement, tu ne peux pas te contenter de laisser ce monde tel que tu l’as trouvé.” Je lui ai même raconté que quand j’étais jeune, je voulais devenir un chef religieux, et que mon job actuel consistait à collectionner des beaux objets d’art religieux provenant de toute l’Europe et d’Orient. J’en faisais le commerce, pour pouvoir garder les rares pièces que je désirais posséder. Bien sûr, je l’ai amenée à croire que c’était cela qui m’avait rendu riche, ce qui à l’époque, curieusement, était en partie vrai.

— Et elle savait que vous aviez tué Terry.

— Non. Vous vous faites une fausse idée là-dessus. Toutes ces images tournaient dans ma tête. Je m’en suis rendu compte pendant que vous buviez mon sang. Mais ce n’est pas ça. Elle savait que je m’étais débarrassé de Terry, ou que je l’avais libérée de Terry, et, qu’à présent, elle pouvait rester avec Papa pour toujours, partir en voyage avec Papa quand il partait en voyage. C’est une tout autre chose que de savoir que Papa a assassiné Terry. Cela, elle l’ignore. Un jour, quand elle avait douze ans, elle m’a appelé en sanglotant et m’a dit, “Papa, s’il te plaît, dis-moi où est Maman, où elle et ce type sont allés quand ils sont partis en Floride.” Alors je lui ai raconté que je n’avais pas voulu lui dire que Terry était morte. Béni soit le téléphone. Je me débrouille très bien au téléphone. J’aime bien ça. C’est comme passer à la radio.

« Mais revenons à Dora à six ans. Papa a emmené Dora à New York et pris une suite au Plaza. Après, Dora a eu tout ce que Papa pouvait lui acheter.

— Même là elle continuait à réclamer sa mère ?

— Oui. Et elle était très probablement la seule à le faire. Avant notre mariage, la mère de Terry m’avait dit que sa fille était une traînée. Elles se détestaient. Le père de Terry était policier. C’était un mec sympa. Mais lui non plus n’aimait pas sa fille. Terry n’était pas quelqu’un de bien. Elle était mesquine par nature ; Terry ne méritait même pas d’être croisée par hasard dans une rue, et encore moins qu’on la connaisse, qu’on aie besoin d’elle ou qu’on la retienne.

« Là-bas, sa famille a cru qu’elle s’était enfuie en Floride en m’abandonnant Dora. Ils n’en ont jamais su davantage, et cela, jusqu’à la mort des parents de Terry. Il reste quelques cousins. Ils continuent eux aussi de croire à cette version. Mais ils ignorent qui je suis en réalité, c’est plutôt difficile à expliquer. Évidemment, il est possible que maintenant ils aient lu les journaux et les magazines. Je n’en sais rien, ça n’a pas d’importance. Dora pleurait en réclamant sa mère, effectivement. Mais après ce gros mensonge que je lui ai raconté quand elle avait douze ans, elle n’a plus jamais posé de questions.

« Toutefois, l’adoration que vouait Terry à Dora était aussi irréprochable que celle de n’importe quelle femelle mammifère ! Instinctive ; nourricière ; antiseptique. Elle apportait un soin particulier à son alimentation. Elle l’habillait avec de jolis vêtements, l’emmenait à ses cours de danse auxquels elle assistait en papotant avec les autres mères. Elle était fière de Dora. Mais elle lui adressait rarement la parole. Je crois que plusieurs jours pouvaient s’écouler sans que leurs regards ne se croisent. C’était mammalien. Et, pour Terry, il est probable que tout était ainsi.

Memnoch le demon
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